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Depuis sept ans, je m’occupe d’un jeune que j’ai rencontré en prison. Ses parents furent tués quand il avait 7-8 ans par des brigands en Côte d’Ivoire, son pays d’origine. Comme il n’avait pas de parents proches pour l’accueillir (ce qui est rarissime en Afrique) il part seul sur les routes. Au cours des années, il remonte la côte Ouest de sa région, passant par le Liberia et le Sierra Leone pour atteindre à 15 ans le Maroc via le S-E du Sahara. De Tanger il traverse en Espagne, puis passe 1-2 ans en France pour arriver vers 17 ans en Suisse. Il se présente à Vallorbe pour s’enregistrer comme requérant d’asile, où on l’envoie en Suisse centrale. Le canton qui a l’obligation légale de s’en occuper se refuse à le faire et il prend la route pour Genève où pendant cinq ans il vit littéralement dans le rue, survivant grâce à un centre qui offre des repas gratuits aux SDF et autres personnes sans attaches. 

Emprisonné pour un vol, je le rencontre à la prison locale où j’étais visiteur bénévole. (Pouvez-vous imaginer ce que c’est de vivre dans notre société sans jamais pouvoir se payer un café ou un portable, même à 15 euros,  acheter des habits, ou un livre, aller au cinéma ou au restaurant, aller chez le dentiste, où il faut prendre les transports publics à la sauvette… la liste est sans fin). Nous lions une vraie amitié - je suis encore aujourd’hui le seul ami qu’il ait au monde. Après notre première rencontre, je lui écris en prison et c’est la première lettre qu’il reçoit de sa vie. Il commence en prison à apprendre le français. C’est la première fois de sa vie qu’il dort dans un lit et qu’il a des repas réguliers. Après avoir purgé sa peine il est conduit par deux policiers à son canton d’attache en Suisse allemande qui refuse encore de l’accueillir et il rejoint Genève (en 2014) où on lui vole ses papiers et la somme considérable gagnée en prison (car il dort de nouveau dans la rue.) Je le retrouve cinq mois plus tard. Etant sans papiers, il est arrêté par la police en 2015 et écope de 7 mois de prison. Relâché le 8 janvier 2016, il est reconduit à son canton d’attache en Suisse allemande qui refuse même de le recevoir, et il revient à Genève. Je voulais l’héberger mais c’est illégal d’héberger un sans papiers alors avec des amis nous nous cotisons pour lui payer une chambre. Personne ne peut l’employer, car officiellement il n’existe pas - même pas au noir (son français est encore très mauvais). 

J’ai trouvé un organisme social qui s’efforce de faire établir un document d’identité après que les innombrables services du canton auxquels je m’étais adressé se renvoyaient la balle. Il vit dans la peur constante de se faire arrêter à nouveau. Surtout, j’ai commencé à comprendre ce que signifie vivre dans l’anonymat total dans une culture dont on ne comprend même pas les points de repères sociaux et culturels dominants (des mots comme culture, assurance maladie, les media, aide sociale, etc. n’ont simplement pas de sens pour lui). Je l’ai invité au cercle de bénédiction auquel je participe deux fois par mois et il m’a dit avec un émerveillement total après sa deuxième visite, « Mais ils connaissent mon nom !» Il n’avait jamais de sa vie été reçu dans un groupe quelconque, ne parlons pas d’un groupe chaleureux, qui l’accueille avec amour. Cela m’a fait prendre conscience de ce que cela signifie de vivre comme une sorte de zombie social. Un membre du cercle l’a invité à dîner chez elle : à 27 ans, il n’avait jamais reçu une telle invitation de sa vie. Et pourtant c’est une personne tellement attachante, qui fera n’importe quel travail, même pour quelques francs de l’heure.

Pourtant personne ne veut l’employer. (Il a dû faire tous les fleuristes de la ville pour chercher un emploi  - sans succès). Son canton d’attache administratif refuse de l’accueillir, alors qu’ils ont l’obligation légale de le faire. Nous nous fixons des rendez-vous en fonction de possibles descentes de police ... 

Est-ce cela, vivre ? Il y a entre 70'000 et 80'000 sans papiers en Suisse. Et ne nous faisons aucune illusion. Ce n’est que le début de ce qui pourrait devenir une déferlante sur l’Europe dans les années à venir.

« Pierre, s’il-te-plait, c’est bientôt les vacances, on voudrait penser à autre chose. »

Vacances ? Ibrahima ne sait même pas ce que le mot veut dire.